Premier tercio
_tercio des piques_
Le premier tercio est celui qui vient du plus profond passé, des temps où les nobles, pour montrer leur bravoure, combattaient les toros bravos sur leurs fières montures. De même, au temps où le toreo à pied s'est affirmé, au XVIIIème siècle grâce à Pedro Romero, il n'y avait qu'un seul "temps" et un minimum de passes. Plus complexe que les autres (ou plutôt divisé en temps plus "distincts"), il est aussi le plus critiqué par les anti-corrida: symboles de toutes les légendes noires, les picadors sont décrits comme des tourmenteurs sans scrupule, alors qu'ils sont les seuls à pouvoir garantir un spectacle digne de ce nom et qu'ils sont comparativement les plus exposés de tous les protagonistes. Détaillons un peu ce tercio, début véritable de la lidia...
Premier contact
Quand le toro sort des chiqueros, attiré par la lumière du soleil, le matador (qui torée à cape) est le seul à l'attendre. Avant la moindre pique, avant la moindre passe, leurs regards se croisent: un lien les unit instinctivement, comme si les deux se jaugeaient. Le dominio d'un torero (sa capacité à se servir des qualités du toro pour produire un bon spectacle) dépend de ce premier regard: le meilleur matador saura d'emblée, en lui, si son adversaire est d'une nature pacifique, méprisante, agressive, fourbe ou autre. Une intuition, une idée de ce qu'est le toro au naturel, renforcée ou infirmée par les toutes premières passes qu'il lui donne alors... Mais comment se comportera-t-il au combat? Là sera toute la question... Néanmoins une impression négative peut rapidement arriver, qui fait le malheur et le déshonneur des ganaderios présents. En-effet, le toro a pour habitude de prendre le centre de l'arène, de définir ainsi un territoire qui sera le sien et qui sera sa raison de combattre. Le toro, comme je pense vous l'avoir dit, ne combat pas par faim ou nécessité mais pour préserver son territoire: sa charge sera animée de la même fougue qu'au temps jadis les chevaliers mettaient pour préserver leurs terres d'invasions. Le toro bravo se placera ainsi, instinctivement, au centre de l'arène, endroit d'où il pourra dominer. En-revanche, s'il se met près des barrières, quel déshonneur! Il s'agira selon toute probabilité d'un toro "manso", qui ne produira pas le spectacle espéré... Toutefois il peut s'agit d'une impression fausse: le toro peut se grandir au combat. Or c'est lors de la pique que toutes ces hypothèses se vérifieront...
L'entrée des picadors
Lors des premières passes le torero va toujours diriger la charge du toro vers le bas: trop en forme, celui-ci serait trop dangereux si on lui permettait d'avoir une vue d'ensemble de la situation qu'il dominerait trop aisément. Il en sera presque toujours ainsi mais cette règle peut connaître des exceptions que j'évoquerai plus loin. Arrivent alors (rapidement) les picadors, montés sur leurs chevaux protégés par une épaisse protection matelassée et les yeux bandés pour éviter la panique. La protection des chevaux est récente: du temps d'Hemmingway elle n'existait pas et nombre de chevaux mouraient étripés, offrant ce que le romancier considérait comme le potentiel comique de la corrida. Aujourd'hui les choses ont changé...en grande partie parce que le rôle des picadors a changé...
Dans le temps, il était courant que le toro soit piqué jusqu'à dix fois: le premier tercio avait ainsi une importance sans pareille, les deux suivants ne devant que compléter le spectacle; mais l'affirmation du toreo à pied au milieu du XIXème siècle a changé la donne: l'âge d'or de la tauromachie (1915-1920) a rendu le premier tercio complètement "accessoire" jusqu'à une reconsidération datant grosso-modo du milieu du XXème siècle. Aujourd'hui le rôle des picadors est bien affirmé, bien arrêté, et ces artistes sont enfin reconnus à leur juste valeur...
L'entrée des picadors est le moment où l'arène est le plus "peuplée" car, outre ces-derniers, le matador est toujours sur place et les peones sont également arrivés, chacun tenant une cape. Néanmoins c'est la masse du cheval qui va perturber le plus le toro: c'est donc tout naturellement dans cette direction qu'il chargera...
Les piques et les quites
Elancé superbement dans sa noble colère, le toro bravo frappera au flanc le cheval et tentera, dans un effort grandiose où il démontrera l'étendue de sa supérieure puissance, de renverser cheval et cavalier. Au moment de l'impact le picador frappera. La
pique doit remplir un double rôle dont chacun est déterminant: le toro doit sentir la douleur, il doit connaître dans sa chair le
châtiment de sa charge. Mais le picador ne doit
en aucune manière toucher un organe vital ou qui affaiblirait de quelque manière que ce soit sa charge. Une lidia ratée tient parfois aux quelques centimètres séparant l'encolure du cou d'un tendon... Pour ôter le toro du cheval et ainsi sauver la vie du picador, le matador et les peones donnent des
quites, c'est à dire qu'ils détournent, par des toques de capes, le toro du cheval. Expédient à la base, elles peuvent se révéler artistiques quand elles sont bien efficaces mais elles exigent une grande dose de sang froid... C'est en tentant l'une des premières quites de l'histoire de façon précipitée que Pepe Hillo mourut en 1801, à Madrid, massacré de dix-huit coups de cornes par Barbudo.
Pourquoi deux piques? demande-t-on souvent. Pour mesurer l'étendue de la bravoure du toro. En-effet quand le deuxième picador entre dans son territoire, le toro sait bien que s'il charge il subira une autre pique, qu'il sentira une semblable douleur. Or le toro bravo n'en aura cure et chargera avec une détermination identique, tandis que le bravache essaiera de prendre de dos, n'aura pas la même "foi". A-contrario il peut se trouver des toros que le combat grandit, dont la douleur décuple la bravoure: cette surprise, qui semble tenir du divin, n'est pourtant pas particulièrement rare dans les grandes arènes...
Reste une exception, une terrible exception: lorsque le toro est manifestement manso dè la première charge, qu'il ne touche qu'à-peine le cheval, le président de la corrida demande l'arrêt prématuré du premier tercio. Les ganaderos plongent alors la tête dans leurs mains: ils savent que la marque de la honte aura lieu lors du deuxième...
Aussi spectaculaires soient-elles, aussi réel soit le sang versé, les piques en soi ne fatiguent que très peu le toro: c'est l'énergie phénoménale, extraordinaire, monumentale, qu'il met pour renverser le cheval qui joue ce rôle. Comme un tournoi de jadis, comme les combats qu'il mène dans sa camada, ce combat titanesque revêt pourtant une élégance toute spéciale grâce à la variété des passes de cape qu'il est inutile de les détailler ici: le spectateur perçoit immédiatement leurs différences (à deux mains, à une seule, vers le haut, vers le bas, genoux à terre: elles ont des variantes infinies et un nom pour chacune d'entre elles [je peux vous faire une liste des principales si vous le voulez...]). Comme vous le voyez, ce tercio est l'un des plus intéressants et n'a rien d'une "péripétie sanglante": la pause arrivera avec le deuxième, toujours le "mal aimé" des aficionados mais qui a (enfin!) acquis depuis une dizaine d'années ses lettres de noblesse grâce à un niveau jamais atteint auparavant...