L'Aurore
Freidrich Murnau; 1927
Lorsque la Fox engage Murnau et lui donne tous les moyens pour faire le film qu'il a envie de faire, elle ne se doute probablement pas de ce que ce génie tout juste débarqué d'Allemagne s'apprête à offrir au cinéma... Autant le dire tout de suite :
L'Aurore fait partie de ces films immortels qui seront, probablement, reconnus comme des chefs d'œuvres au-delà des siècles et des cultures. « Le plus beau film du monde » a dit Truffaut. Ça se défend. Le plus parfait du cinéma muet, certainement...
Cette pluie d'éloges pourrait pourtant sembler surprenante, voire incongrue, au vu du synopsis. Il s'agit en-effet d'un mélodrame totalement classique et prévisible avec un paysan « happé », durant l'été, par une vamp venue de la ville, laquelle le persuadera de tuer sa femme et de partir avec elle. Cependant, au moment d'accomplir le geste fatal, il reculera, puis tentera de se faire pardonner. Les deux époux vont, de là, redécouvrir leurs sentiments : leur amour en sortira sublimé et immortalisé...
Mais comment un tel scénario a-t-il pu donner seulement un bon film ?!. peut-on se demander, estomaqué. Et la réponse est simple :
L'Aurore a été réalisée par Freidrich Murnau. Le génial réalisateur va donc faire, ici, ce qu'il sait faire de mieux : sublimer le scénario en le mettant en images. C'est le lot de tout réalisateur qui se respecte, me direz-vous. Oui... Mais c'est Murnau. C'est à dire également un historien d'art, un intellectuel invétéré, un esthète forcené, et surtout un expressionniste.
Car là est bien la caractéristique la plus frappante de
L'Aurore : s'il ne s'agit pas d'un film expressionniste, elle n'a pu être réalisée
que par un expressionniste !.. Les rêves éveillés mis en images par des surimpressions permanentes de pellicules, l'utilisation des lumières et des lieux pour suggérer tantôt l'amour tantôt la mort (sur le modèle classique mais imparable de la clarté opposée à l'obscurité), les angles de prise de vue, travellings et panoramiques divers ayant chacun un sens bien particulier à un moment M (aucun n'est jamais « gratuit »), la puissance symbolique des objets, le jeu des acteurs : tout, lorsqu'on examine chaque détail à la loupe, respire l'expressionnisme le plus complet et le plus pur !.. Murnau va même encore plus loin dans sa manière de diriger les acteurs : renonçant à la tradition théâtrale qui voudrait qu'il leur dise comment
jouer, il se contente de leur indiquer ce qu'ils doivent
ressentir, ce qui a complètement décuplé leurs émotions et la sincérité rendue à l'écran, principalement bien sûr pour le couple principal, George O'Brien et Janet Gaynor, dont les personnages _ chose absolument remarquable _ ne portent aucun nom. Murnau savait bien, en réalisant son film, qu'il offrait une histoire intemporelle et universelle : l'amour, la tentation, la séduction, la passion, les rires et les larmes, les doutes et les jeux, sont, après tout, le lot de chaque être humain, par-delà les mers et les âges...
Cependant, tout ça ne suffit pas à assurer l'immortalité d'une œuvre et on peut même douter de l'efficacité du procédé consistant à réaliser une histoire réaliste et universelle avec des moyens expressionnistes... Et c'est peut-être là que Murnau va le plus se transcender et faire le plus étalage de son génie. D'abord en reprenant une idée qu'il avait déjà employée dans
Nosferatu : utiliser des décors sinon naturels, du moins naturalistes. L'expressionnisme n'est, ainsi, que dans les mouvements et techniques de caméra : il n'est pas immédiatement perceptible et un spectateur non-averti et/ou rétif à ce mouvement artistique a de bonnes chances de ne pas le remarquer. Une deuxième conséquence est que cela « fluidifie » notablement la narration, permettant ainsi de se recentrer sur les émotions directes des personnages sans se rendre compte (ou sinon rétrospectivement) de celles qui nous sont communiquées de façon indirecte grâce aux différentes techniques précitées. De cette façon, le film n'est jamais narcissique : le style n'attire pas l'attention sur le style ni ne « double » le discours narratif. Il y aurait pourtant eu de quoi tant la photographie est merveilleuse...et est si souvent évoquée aujourd'hui : quand on parle de
L'Aurore, en-effet, on parle d'abord de sa beauté pure qui en a fait un modèle pour tous les réalisateurs « esthètes » (de John Ford à Michelangelo Antonioni en passant par Orson Welles). Cette beauté est d'autant plus remarquable qu'elle s'affranchit du manichéisme... Profondément lumineux, ce film ne part pas sur une idiote opposition entre la « bonne » campagne et la « méchante » ville : si la vamp destructrice vient bien de la ville, les deux tourtereaux vont précisément « s'abreuver » de la ville pour reconstruire leur couple et y croiseront nombre de personnages sympathiques et bienveillants (cette partie est, d'ailleurs, la plus agréable en soi car elle permet de vraiment « respirer »...et nous offre plusieurs situations délicieusement cocasses). En symbole même de cette ambivalence, le lac a véritablement une double fonction, à la fois de vie et de mort, de destruction et d'indulgence (inutile d'en dire trop ici...).
Deux autres faits à évoquer : d'abord la rareté des cartons explicatifs. Murnau ne les utilise en-effet que quand il ne peut vraiment pas faire autrement, persuadé que les images se suffisent à elles-mêmes : cette sacralisation de l'image sur les dialogues est le b-a ba du cinéma et il restera de mise lorsque le parlant arrivera.
A-propos de parlant : comme s'il était conscient que cette technique allait apparaître incessamment, Murnau l'anticipe et de belle manière en travaillant très soigneusement la bande-son, de manière à donner l'impression de véritables bruitages lorsque l'histoire s'y prête (le vent qui siffle, les klaxons dans les embouteillages, le coup de couteau sur un coup de cymbales...).
Ces trésors, pris isolément, rendraient n'importe quel film mémorable ; ensemble ils feraient un réservoir inépuisable pour chaque cinéphile et chaque professionnel du cinéma ; offerts par Murnau ils ont donné
L'Aurore... Je ne vois aucun qualificatif pour désigner dignement ce film... Et son influence n'attendit même pas la fin de son tournage : Janet Gaynor et plusieurs techniciens étaient en-effet appelés sur un autre film dans le même studio, film où je vous invite à me suivre pour notre prochaine étape...